Démarche artistique

Nous vivons une époque où l’interprétation du réel et les interactions que nous pouvons entretenir avec notre environnement se lisent toutes à la lumière de codes omnipotents. Que ce soit la génétique dans le domaine biologique, le numérique pour notre vie sociale, ou les lois de la physique qui rendent la matière prévisible, les codes divers sont perçus comme absolument déterminants/définitifs et sans appel, à même d’initier et de commander une fatalité susceptible d’entamer notre perception du/des possible(s). Leur succès sans condition peut se lire en regard du fantasme largement partagé de pouvoir entièrement expliciter le cours des événements en laissant le moins d’espace possible au hasard – et ainsi, de maîtriser la fatalité, d’éloigner le spectre de la mort.

Le travail de Selma Lepart, en redéployant les différents codes, en changeant les conditions de leur expression ou de leur perception formelle, vient interroger leur nature ainsi que le pouvoir de fascination qu’ils peuvent avoir sur nous, en créant de multiples couches de sens, un hermétisme dans lequel peut s’éteindre toute distance critique.

Au fur et à mesure que nous nous enfonçons sans méfiance dans une dimension technique et technologique de notre perception, nous débarrassons les objets qui nous entourent de toute épaisseur, pour les rendre entièrement fonctionnels. En éveillant le modèle alchimique (autre forme de code à l’aide duquel nos ancêtres souhaitaient s’approprier le réel), Selma Lepart crée un décalage à même de donner une dimension émotionnelle à des objets apparemment amorphes (Mercure Noir, Esquive, R.E.D.), de transformer notre expérience visuelle en changeant les échelles de représentation et les modes d’apparition (Opus Magnum 1.0, Opus Magnum 2.0), ou inversement de pousser jusqu’au bout une lecture mécaniste d’un monde entièrement connecté et cartographié (S_A_L_M). Elle pointe ainsi la manière dont se brouillent les limites entre les catégories, même sexuelles (Re-gard), dans un univers que les différents codes entremêlés rendent continu et indifférent, et nos difficultés intrinsèques, en tant que créatures dotées d’émotions, à suivre le rythme d’une transformation de cette nature.

Ses travaux plus récents abordent la question sous un autre angle : la série Manipuler la chance pointe l’ambiguïté d’un code (informatique) qui règne sur nos vies mais reste en définitive sujet à interprétation, variable et mystérieux (comme la vie que semblent traduire ses couleurs et ses motifs). Les barbelés d’Eden utilisent le code captcha, outil symbolique de différenciation de l’homme et de la machine, pour produire une œuvre aussi graphique qu’indécryptable, réappropriation opportune d’une barrière en trompe-l’œil ; les barbelés cessent d’évoquer une frontière pour s’identifier au vivant, les formes animées évoquant les enroulements chromosomiques à une échelle microscopique. L’ironie du sort se réapproprie également graphiquement un code existant pour traduire la tendance de tout langage à faire boucle sur lui-même ; les niveaux de complexité ainsi créés rendent impossible toute extériorité au processus de description. L’œuvre Rosée rend tributaire de changements d’états de la matière la perception de codes entremêlés, l’eau qui les rend visibles s’évaporant petit à petit ; elle retraduit ainsi la chimère d’un agencement entièrement déterminé (au creux des choses), autant que la fragilité d’un code qui tient entier dans les limites de nos projections.

Selma Lepart redonne vie au moment fondateur du premier contact avec la matière, elle rend hommage à une étape cruciale de l’aventure humaine, lorsque l’homme, conscient mais toujours ignorant, avait encore à cœur de pénétrer l’univers en l’observant de ce regard neuf, en le saisissant à pleines mains, en l’ouvrageant, avant de s’en détourner pour ne se consacrer qu’à lui-même, au
miroir que la technologie lui tend, sans se soucier des conditions de son apparition. Alors que les champs d’intérêt de notre société se réduisent continuellement autour d’une impression fausse de maîtrise universelle, c’est une démarche salutaire et proprement éthique que d’interroger le sol sur lequel l’homme se tient et la façon dont sa curiosité se tarie.